«La perfection est mon rêve ultime»
Hockey sur glace
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Charismatique, exigeant, proche de ses joueurs, Arno Del Curto est d’ores et déjà une légende dans le hockey suisse. Avant la Coupe Spengler, il se confie.
Par Jean-Claude Aeschlimann.
Vous êtes depuis quinze ans entraîneur de Davos. Comment faites-vous pour tenir, et avec autant de succès?
Je suis ce que je suis. Pour ça, tu dois comprendre les gens, tous les gens, les jeunes qui arrivent, tout à fait différents de ceux qui étaient jeunes il y a dix ans. En fait, je vois parfois en eux ce que moi-même j’ai été, un rebelle. Quand j’étais jeune, j’étais à fond dans la musique, les hippies et tous ces trucs. Alors tu dois avoir ces choses en toi, et savoir comment agir et réagir. Savoir être dur, mais toujours très correct et gentil, tu dois aimer les gens.
Les aimer, donc les comprendre...
En fait, tu dois avoir du plaisir, être très ouvert. Comprendre la langue des jeunes, leur slang, leurs habits, leurs musiques. Ne jamais dire: à mon époque c’était mieux. Aller avec le flux, et trouver ensuite ta propre recette.
Votre relation à votre père n’a pas toujours été facile, paraît-il...
Très tôt j’avais déjà mes idées sur le travail, la musique, et elles sont entrées en collision avec celles de mon père. Il était de la vieille école, ce que j’ai aussi fini par trouver très bien pour beaucoup de choses, mais moi j’étais créatif, ouvert, courageux, j’adorais les nouvelles choses et lui pas tellement. Alors il y a eu comme une rupture, pendant deux ans. Après, je l’ai mieux compris. J’ai appris de lui, mais lui a aussi dû apprendre de moi.
Un peu la même chose qu’avec vos joueurs aujourd’hui?
Tu ne peux pas toujours rester dans le même schéma. Les jeunes grandissent différemment, ils ont tout à disposition. Si tu as un problème avec ça, tu ne peux pas travailler avec eux. Alors il faut l’accepter, être prêt à apprendre d’eux, et avoir du plaisir.
Entraîneur de hockey, votre job rêvé?
Le deuxième. Le premier aurait été compositeur de symphonies, ou chanteur ou guitariste dans Rage against the machine. Mais je suis content avec ce deuxième choix.
Vous avez dit que votre moteur, c’est la quête de la perfection... La perfection, c’est quoi?
La perfection sur la glace, je la ressens dans les entraînements, quand l’équipe joue exactement comme je veux. Vite, avec des schémas et des combinaisons, beaucoup d’intelligence, une grande intensité, un appel vers le but adverse, des passes précises, une bonne technique, de la dureté, alors quand tout ça arrive ensemble et que tu arrive à intégrer le tout dans un système, alors oui c’est la perfection. Et dans ce cadre, la créativité est aussi encouragée. Mais ces moments de perfection arrivent très rarement pendant les matches.
Quand on devient champion, au 7ème match de la finale des playoffs?
Non, ça n’a rien à voir. Un titre, c’est un titre, un succès. La perfection, c’est autre chose.
Cette perfection, ce sont des visions?
Mais ce que j’aimerais n’est pas encore possible, peut-être seulement dans cinquante ou cent ans. (Réd. Arno Del Curto dessine des mouvements d’attaque avec les bras, où les ailiers patinent à toute vitesse, en écartant au maximum le jeu, avant de le resserrer comme un étau). Cela nécessite un patinage continu et incessant de tous les joueurs. Mais c’est tellement difficile. Disons que ce serait un peu le Barcelone du hockey.
Un horizon de cinquante ans?
C’est le temps qu’il faut, au moins pour espérer réaliser une partie de cette perfection. Mais je sais que je n’y arriverai jamais. D’autant moins qu’il y a toujours des retours en arrière. Maintenant, par exemple, on joue bien parfois à l’entraînement, mais avec tous ces blessés, Taticek, Nash, Guggisberg, Rizzi, Jan von Arx... Mon rêve de perfection, c’est un rêve d’équipe, purement collectif.
Que pensez-vous de l’argent dans le hockey?
L’évolution est dangereuse.
Pourquoi?
On a vu l’exemple de Kloten... De manière générale, dans le monde, l’écart augmente entre les plus riches et les plus pauvres, alors peut-être qu’un jour les gens ne l’accepteront plus et qu’il y aura des soulèvements.
Vous n’avez jamais eu envie d’émigrer en Amérique?
Non. Y voyager, oui, je l’ai fait. Je suis très content d’être en Suisse, il y a beaucoup de choses extraordinaires dans ce pays.
Par exemple?
C’est le meilleur pays du monde! Quatre langues, des cultures différentes, des paysages fantastiques, le Tessin, la Suisse romande, l’Engadine, la Suisse alémanique.
En Suisse romande, où iriez-vous y rêver?
Partout. Genève me plaît beaucoup, très multiculturelle, Lausanne, Fribourg, Neuchâtel, toutes de belles villes, La Chaux-de-Fonds, très spéciale aussi, le Jura. Le Röstigraben est une stupidité, moi je ne sais pas ce que c’est.
Mais il y a quand même des différences?
Les Alémaniques sont plus disciplinés, plus exacts, en Suisse romande on est probablement plus créatif, plus cool.
Votre style, c’est plutôt l’un que l’autre?
C’est un mélange, mais je ne suis pas basé sur la discipline ou le système militaire.
Comment définir votre style?
Difficile, c’est un mélange. Si un joueur arrive en retard, je ne dis rien, et peu avant le match, je lui dis entre quatre yeux: ce soir, grand match de toi. Alors il joue superbement, je lui dis bravo. Mais ce style ne doit pas être repris, c’est un mauvais style.
Pourquoi?
Le fait de bien lasser ses souliers n’a rien à voir avec la perfection. Je ne vais donc pas les engueuler parce qu’ils lassent mal leurs chaussures. Si je le faisais, ils m’en voudraient, et joueraient moins bien. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la perfection.
Mais pourquoi dire que c’est un mauvais système?
Parce qu’il est dangereux... Si tout le monde vient en retard ou lasse mal ses chaussures, c’est la catastrophe. Peut-être que j’ai tort, mais ça m’est égal. Quand je parle de retard, c’est d’une ou deux minutes qu’il s’agit, évidemment, pas d’une heure ou deux... Je n’ai plus tellement d’années à vivre, alors pourquoi devrais-je perdre mon temps avec des trucs pareils? De toutes façons je fais ce que je que pense être juste.
La Coupe Spengler, cette année, s’annonce exceptionnelle, avec la participation de tous ces joueurs de NHL...
C’est fantastique tous ces joueurs venus de NHL dans le championnat suisse. Enfin quelque chose de nouveau! Pour la Coupe Spengler, je serais même d’accord que Messi joue à l’aile par exemple. Vous vous rendez compte, Messi, avec des patins? Et comme match d’ouverture, je ferais un match entre cuisiniers et serveurs de Davos, pendant dix minutes.
Votre passion c’est l’émotion, l’intensité...
Il faut inventer des choses, créer de l’énergie, la vie est courte... Je ne peux pas planter une fleur dans mon jardin, et ensuite faire la guerre avec mon voisin pendant quinze ans parce qu’elle penche de ce côté ou de ce côté. Pourquoi passer son temps à jouer à la police?
Un équilibre donc...
Tout cela est long, c’est ce qui m’énerve. Parfois je souffre à l’idée que je ne vais pas vivre assez longtemps pour y arriver.
On devrait apprendre à jouer plus vite, dès l’âge de 10 ou 12 ans?
Bien sûr, en tic tac toe, beaucoup plus vite et beaucoup plus tôt. Le hockey est un sport très rapide, il faut être très rapide d’esprit. Savoir décider très vite.
Vous, vous êtes très rapide...
Incroyablement rapide. Je peux penser en même temps à ce que font mes cinq joueurs sur la glace, tzak tzak tzak.
D’où tenez-vous cela?
Aucune idée, de naissance sans doute.
Il y a une différence de mentalité entre Alémaniques et Romands?
Ohhhh oui.
En quel sens?
Les Romands, quand ils jouent, le font avec plus de feeling ou de sentiment. Les Alémaniques, il vont plus essayer de déchirer. C’est une différence importante. Je ne parle pas ici des individus, chaque individu a les deux aspects, mais de l’image globale. Prenez par exemple Greg Hoffmann, c’est un patineur extraordinaire, je dirais de niveau mondial, mais pour s’imposer ou déchirer, il doit encore apprendre. Quand il l’aura appris, il pourra faire ce qu’il veut dans ce monde.
Vous pourriez entraîner une équipe avec une majorité de joueurs romands?
Bien sûr. Je l’ai déjà dit cent fois, j’ai du sang latino et je m’y sens à l’aise. Et laissez-moi vous dire que Fribourg actuellement joue très bien, mieux que nous, je dirais un jeu romand. Genève est très fort aussi, vraiment, mais dans un style plus alémanique.