«La peur, ce n’est pas mon truc»
EXPLOIT | Le Suisse Yves Rossy, alias Fusion man, Jet man ou Rocket man, est devenu la coqueluche des Anglais pour être le premier à traverser la Manche sanglé sous une aile propulsée par des réacteurs pour modèles réduits. Le Vaudois d’adoption, Neuchâtelois établi à Crans-près-Céligny, concrétise autant le rêve d’Icare que la réussite dans l’obstination à développer une idée folle.
© NATIONAL GEOGRAPHIC CHANNEL | Yves Rossy, alias "Fusion Man", dans ses oeuvres.
GEORGES-MARIE BECHERRAZ/DOUVRES | 27.09.2008 | 00:04
«Je suis toujours en train de rêver», confie-t-il dans un anglais appliqué, et avec un large sourire, face à une forêt de micros et de caméras. Rassurez-vous, le commandant de bord Yves Rossy sera bel et bien revenu sur terre, lundi, lorsqu’il prendra les commandes d’un Airbus charter de Swiss à destination de Charm el-Sheikh, en Egypte. Mais hier après-midi en Angleterre, il était encore en plein ciel, bien après son atterrissage en parachute.
Médias du monde entier
Une dizaine de minutes lui ont suffi pour rallier Calais à Douvres, à plus de 180 km/h, dans une traversée de la Manche suivie par les médias du monde entier. Comme s’il venait d’inventer l’aviation à lui tout seul. Effacée, la demi-grimace de la veille, lorsqu’il avait dû renoncer à sa première tentative en raison d’une visibilité médiocre qui aurait pu causer sa perte en cas de chute à la mer (24 heures d’hier).
Par un temps de Côte d’Azur, le Romand de 48 ans, semblable à un moustique dans le ciel, a franchi, à haute altitude – sécurité oblige – les 35 kilomètres du Channel, avec pour seul contretemps un léger décalage par rapport au point de chute prévu. Tous les regards étaient en effet braqués au-dessus de l’esplanade gazonnée devant le phare historique de South Foreland, repère idéal au sommet de la falaise de Douvres. Or c’est dans un vaste champ en friche du voisinage qu’il s’est posé comme une fleur. «De ma faute, s’excuse-t-il. J’ai accompli toute la traversée avec les gaz réduits pour économiser du carburant. À la fin, l’euphorie grandissant, je n’ai pas pu résister à donner un coup d’accélération pour faire une farce à Jean-Marc Colomb, mon ami pilote du Pilatus qui m’a largué au-dessus de Calais et m’a escorté pendant ce vol en compagnie de deux hélicoptères. Cela a suffi à me déporter.»
Comme un oiseau
Yves Rossy est farceur et rêveur, mais pas peureux. Mille heures de vol en Mirage III dans l’armée suisse lui ont inculqué une maîtrise de soi à toute épreuve. «La peur, ce n’est pas mon truc, lance-t-il sans sourciller de ses yeux bleus. Pour cette traversée, j’avais plusieurs plans B en cas de pépin. Tout était prévu. Pas de peur donc, mais de la tension, ça, c’est sûr. Surtout avant de sortir de l’avion porteur. Ensuite, un curieux mélange de rêve et de réalité, de tension et de plénitude.»
Heureux, plus zen qu’expansif, Yves Rossy est cependant intarissable lorsqu’il exprime sa passion du vol. «J’ai attrapé le virus à l’âge de 13 ans. L’aile volante, c’est ma quête du graal. Qui n’a jamais voulu voler comme un oiseau? Comme je n’ai pas de plumes, il fallait bien trouver autre chose. Il y a les gens qui se contentent de caresser leurs rêves, moi je les réalise.»
Tous ceux qui ont essayé avant lui se sont tués. Mais peu avaient une telle expérience du vol toutes catégories, de la chute libre et du parachutisme.
Mécanicien de formation de base, il ne compte plus les heures passées, depuis huit ans, dans l’atelier aménagé dans son garage à Crans-près-Céligny. Ni les déceptions à assumer ou les difficultés à surmonter. «Et aujourd’hui, ça marche. Sans qu’on sache trop pourquoi, exulte-t-il. Accroché à mon aile, je ne pilote pas, je vole!»
L’homme, qui aime s’identifier à Batman, avait pris un an de congé sabbatique l’an passé pour passer du projet à sa réalisation. Jean-Claude Biver, patron des montres Hublot, a craqué pour ce fou volant en lui versant l’équivalent du salaire sacrifié chez Swiss.
Et si, la semaine prochaine, les «vacances» sont finies, cela ne l’empêche pas de préparer son prochain défi: le franchissement du Grand Canyon.
Le livre d’or de la Manche
La traversée de la Manche a toujours fasciné les pilotes et concepteurs d’engins aériens désireux d’apporter la preuve irréfutable de leur bravoure ou de la fiabilité de leur matériel.
Le livre d’or s’ouvre avec l’année 1785, lorsque le Français Jean-Pierre Blanchard et l’Américain John Jeffries franchissent le Channel en ballon. On saute quelques pages… 1908: l’éditeur du Daily Mail met en jeu une prime de 1000 livres sterling pour le premier pilote d’aéronef qui réalisera l’exploit. Louis Blériot relève le défi. Il décolle le 25 juillet 1909 à 4 h 41 du matin. Sans instruments à bord, même pas une boussole, il dérive imperceptiblement vers le nord. Trente-sept minutes plus tard, juste avant la panne sèche, il aperçoit une ouverture dans la falaise de Douvres, se pose, et remporte le challenge.
En avril 1910, le pilote américain John Moisant réussit la première traversée avec des passagers – son mécanicien et son chat. Puis en 1912, Harriot Quimby devient la première femme à voler de Calais à Douvres.
Autre performance, carrément athlétique, en 1979, avec l’Américain Bryan Allen. Il pédale pendant trois heures pour franchir le bras de mer avec son avion actionné par la force musculaire.
Plus récemment, en 2003, l’Autrichien Felix Baumgartner le fait en planant sous une aile en carbone, et la même année, Miles Hilton Barber s’illustre comme la première personne aveugle à relier en ULM la France à l’Angleterre.
Enfin, une ébauche de liste des héros de la manche, toutes disciplines confondues, ne saurait oublier la pure bravoure de Gertrude Ederle qui franchit les 35 kilomètres en 1926 en 14 heures et demie… à la nage.
G.-M.B. Superbe